à bâtons rompus avec… CHARLES PALANT
Le 27 mai dernier sur le Plateau des Glières (Haute-Savoie), des résistants et déportés ont de nouveau fait résonner leurs voix particulières lors du rassemblement annuel des « citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui ». Après Walter Bassan et Serge Wourgaft, c’est Charles Palant qui a prononcé une allocution très émouvante et fortement applaudie. Président-fondateur du MRAP qu’il dirigea pendant plus de deux décennies, homme engagé dans les combats de son temps, Charles Palant, malgré les épreuves, n’a jamais cessé de « croire au matin », nous a-t-il assuré lors d’un entretien réalisé peu après la manifestation des Glières.
A la suite d’autres résistants et déportés, vous avez pris la parole le 27 mai devant plusieurs milliers de « citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui ». Qu’avez-vous ressenti face à cette foule rassemblée dans ce haut lieu de la mémoire nationale qu’est le plateau des Glières ?
Je dois d’abord dire que je suis honoré d’avoir été invité à prendre la parole là où, les années précédentes, se sont exprimés Stéphane Hessel et Raymond Aubrac. La liste des orateurs qui m’entourait m’a impressionné. Des camarades déportés ont parlé de la Résistance et de la Déportation.
D’autres personnes ont décrit leurs engagements actuels, pour garder un hôpital ou une salle de classe menacés de fermeture, pour soutenir les grévistes de l’usine de pneus Continental, etc. Il était extrêmement émouvant de se retrouver au matin de ce 27 mai sur ce plateau dominé par le magnifique et immense monument qui perpétue la mémoire des combats des Glières et de ceux qui y sont tombés. J’ai été de même ému par la présence de ces milliers de personnes de tous âges, hommes, femmes et enfants, réunis dans une ambiance et une chaleur incroyables.
Qu’est-ce qui les unissait, à votre avis ?
La nécessité ressentie par tous d’opposer une résistance aux difficultés politiques, économiques, sociales ou culturelles actuelles. De résister pour ne pas laisser aller à vau-l’eau notre « civilisation », empêcher le détricotage progressif du programme du Conseil national de la Résistance, ce qui constitue un recul et qui défait l’œuvre des résistants de tous bords et opinions qui avaient réussi à construire ensemble, à un moment où se posait la question de notre avenir après la Libération. La Résistance ne se proposait pas de rendre le pays à ceux qui l’avaient conduit au malheur. La Résistance, sans l’espérance d’un mieux vivre, n’avait aucun sens. C’est ce trésor historique qu’on sent se désagréger ces dernières années et je crois que les personnes rassemblées aux Glières en ont conscience. Elles sont aussi venues se ressourcer, comme on dit, et respirer ce que fut la Résistance en un lieu où hélas les sacrifices ont été grands.
C’est pourquoi j’ai conclu mon intervention sur cette phrase : « Que nous disent les héros que nous sommes venus honorer ? Ils nous disent « Nous ne sommes pas morts, nous vivons en vous qui poursuivez nos luttes pour l’émancipation humaine ». Je crois que c’est cela qui a touché les gens, ils se sont reconnus dans cette conclusion. Et quand j’ai lancé : « Soyons fiers d’être des hommes », j’ai vu des personnes pleurer. J’ai eu la gorge serrée.
Que pensez-vous leur avoir apporté, vous qui avez été déporté à Auschwitz et à Buchenwald ?
Les résistants et déportés apportent leur vécu et pas seulement les séquences les plus tragiques. Pour moi, le témoignage du déporté ne commence pas avec le jour de l’arrestation pour s’achever le jour de la libération, il doit s’inscrire dans une perspective, celle de la vie de militants. Je veux faire comprendre qu’il y avait une continuité dans l’engagement, une résistance avant la Résistance - avec les associations de solidarité, les avancées dans la vie syndicale, etc. – que la résistance a continué après l’occupation et la guerre, dans d’autres conditions évidement et qu’elle se poursuit aujourd’hui. Je veux aussi montrer que les résistants étaient des hommes et des femmes comme les autres. A côté des combattants militaires minoritaires, il y eut l’immense majorité de ceux qui aspiraient à la liberté, refusant par divers moyens l’inacceptable, la descente aux enfers vers laquelle nous poussaient le fascisme, le nazisme, le racisme, la mise en esclavage, Sans eux, la Résistance n’aurait pas été ce qu’elle fut.
Vous avez acquis très jeune une conscience politique. Aux Glières, vous avez dit que les mots avec lesquels vous avez « appris à parler »,ceux que vous entendiez autour de la table familiale étaient « patrons, classe ouvrière, métier, droits, salaires, grève, monde à refaire … »
Oui, nous étions une famille de militants, à commencer par mon père, jeune anarchiste qui avait fui la misère et les pogroms de Pologne, et qui était devenu à Paris un militant syndical. Mais très jeune aussi j’ai entendu les mots cruels du racisme, les enfants répétant dans la cour de récréation de l’école communale ce qui se disait à la maison. Cela ne s’oublie pas non plus. Quand j’ai dû quitter l’école après le certificat d’études pour devenir ouvrier maroquinier, j’étais, à 15 ans, déjà habité par des pensées ouvrières, par l’espoir de gagner mieux et de connaître moins de difficultés que mes parents. Finalement j’ai eu la révélation de ce qui a engagé ma vie quand j’ai atterri à Buna-Monowitz, kommando d’Auschwitz. Là, 40.000 esclaves venus de toute l’Europe occupée travaillaient pour le géant allemand de la chimie, IG. Farbenindustrie à la construction d’un complexe destiné à la production de l’essence et du caoutchouc synthétiques. Outre IG. Farben, il y avait les enseignes de toutes les grandes firmes allemandes de la construction, de l’électromécanique, des cimenteries, des transports… l’équivalent de nos « 200 familles » ! A l’époque était pour l’essentiel producteur de richesses qui étaient confisquées par les privilégiés, aujourd’hui le capitalisme est financier… Beaucoup voient encore dans le nazisme une espèce de tsunami, Hitler serait descendu du ciel. Non ! Hitler a été l’instrument d’un système expansionniste qu’il a prolongé en terrorisant son peuple et les peuples occupés. Par conséquent, il faut toujours démonter les systèmes politiques et économiques et voir comment se font les choses.
Le racisme que vous avez connu dés l’enfance se voit « officialiser » en 1940 avec l’adoption par le gouvernement de Vichy d’un « Statut des Juifs », un coup terrible…
Tous les principes de 1789 et des droits de l’homme ont été envoyés au diable par Vichy, ces principes de liberté, d’égalité et de fraternité qui étaient inscrits dans notre chair. Nous avons connu les premières mesures de persécution, les arrestations, la clandestinité dans laquelle on nous enfonçait bien malgré nous…et nous avons également connu les premières solidarités. Je me souviens d’un tenancier de café dans notre quartier de Belleville qui avait une solide réputation d’antisémite. Un jour il me prit à part et me montra une porte au fond du café par laquelle je pourrais m’échapper si les Allemands m’embêtaient. « Dis-le aussi à tes copains, c’est quand même pas les Boches qui vont toucher à mes youpins » s’écria-t-il ! Il était antisémite mais ne pouvait accepter qu’on s’en prenne à nous. C’est cela qui fait le tissu humain et nous devons sans cesse aller à la découverte de ce qui subsiste d’humain dans l’inhumain.
Des manifestations d’humanité, vous en avez aussi trouvé à Auschwitz, à Buchenwald, vous les décrivez dans vos témoignages ainsi que dans votre livre Je crois au matin, paru en 2009 ()
Dans mon livre je mentionne même des échanges avec des SS et je le fais à dessein, afin de rendre à nos bourreaux leur dimension humaine. C’est en tant qu’humains qu’ils sont responsables de ce qu’ils ont accompli. Si nous les déclassons comme des monstres, nous exonérons le genre humain de la responsabilité portée par chaque individu à son niveau. En ce qui concerne les détenus, nous avons su dés le premier soir en prison, dés la première baraque dans laquelle nous avons été enfermés à qui se fier et de qui se méfier. A Buchenwald, c’est sur les communistes que l’on pouvait compter. Au lendemain de la libération du camp, j’ai adhéré sur place au parti communiste. Parce qu’après tout ce que j’avais vu et vécu dans l’univers concentrationnaire, avec tout ce que je portais en moi de deuils, celui de mes proches et de tant d’autres morts sous mes yeux, j’avais besoin d’une force décisive. Pour moi les communistes représentaient les gens les plus désintéressés et les plus engagés, ceux sur lesquels on pouvait compter. Le camarade qui a pris mon adhésion ne m’a pas parlé de révolution, non, il m’a dit : « Nous sommes engagés par le programme du Conseil national de la Résistance, il y a le pays à relever, il y a la paix à construire ». Il ne promettait pas d’aller planter le drapeau rouge sur la Tour Eiffel ! C’est ainsi que l’esprit de responsabilité politique a continué de m’habiter. Comme je l’ai dit dans mon discours des Glières, les cellules psychologiques, qui sont aujourd’hui offertes aux rescapés des catastrophes de la vie, étaient alors celles de nos engagements dans les partis et mouvements conquérants et prometteurs… Aux « résistants d’aujourd’hui » rencontrés aux Glières je n’ai rien dit qui soit irresponsable ou illusoire, je n’ai pas donné de leçon. J’ai essayé d’éclairer ce que nous avons vécu et le pourquoi des évènements.
A eux de jouer maintenant !
PROPOS RECUEILLIS PAR IRENE MICHINE